L' Orient Le Jour: Une amnistie des banques libanaises déguisée en loi de contrôle des capitaux

September 3, 2022

Par Sibylle Rizk


Un projet de loi sur les contrôles de capitaux adopté par le gouvernement a été étudié par les commissions parlementaires conjointes mardi dernier puis reporté sine die. Plusieurs versions de ce texte ont déjà été élaborées sans qu’aucune ne réponde jusqu’ici aux critères d’une législation qui aurait dû être votée dès octobre 2019. Au lieu de limiter l’hémorragie de devises le temps des réformes nécessaires à la sortie de crise énoncées dans le cadre d’un accord préliminaire avec le Fonds monétaire international (FMI) conclu en avril, la loi telle qu’elle est conçue pourrait s’y substituer, réglant d’un coup la question de la crise financière par la « lirification » des dépôts et mettant les banques à l’abri de toute poursuite judiciaire.


Des milliards de dollars indispensables pour stopper l’effondrement économique et social du Liban et entamer la refonte de son modèle ont été dilapidés en raison du manquement à cette mesure d’urgence la plus élémentaire. Les liquidités en devises à la banque centrale (BDL) sont passées de 33 à 9 milliards de dollars en moins de trois ans. Et la balance des paiements continue d’afficher un déficit annuel de plus de trois milliards de dollars, soit plus de 15 % du PIB. Aujourd’hui, alors que les capitaux en devises ont fondu, la nécessité de réguler leurs flux reste essentielle, mais le projet de loi actuellement sur la table représente un véritable danger.


En l’absence de loi de résolution bancaire, de politique monétaire fondée sur l’unification du taux de change, de restructuration de la dette, de politique budgétaire soutenable et, surtout, de stratégie macroéconomique globale, cette loi enterrerait de facto l’espoir – certes de plus en plus mince – de faire sortir le Liban de la crise économique et sociale la plus grave de son histoire.


Confusion volontaire

C’est pourquoi de nombreuses voix qui n’ont cessé de réclamer une loi de contrôle des capitaux depuis l’éclatement de la crise s’élèvent désormais contre l’adoption de cette mouture. Le texte entretient en effet une confusion entre deux problématiques essentielles qui sont censées être traitées de façon séparée : d’un côté, la régulation des mouvements de capitaux, pour s’assurer que l’économie dispose des devises nécessaires tout en stabilisant la balance des paiements et le taux de change ; de l’autre, la question du sort des quelque 100 milliards de dollars encore officiellement inscrits au bilan des banques libanaises, qui devrait, elle, être traitée dans le cadre d’une loi de résolution bancaire.

Plusieurs articles consacrent en effet le choix politique fait dès l’éclatement de la crise, à savoir un ajustement particulièrement brutal et criminel pour la société libanaise au lieu d’une allocation raisonnée et équitable des pertes pour relancer l’économie. Sans compter l’impunité pour les responsables d’un désastre qui restera dans les annales internationales.


Voter cette loi légaliserait le concept de dollars « frais », ce qui reviendrait à passer par pertes et profits tous les dépôts antérieurs au 17 octobre 2019, alors que toute décision concernant leur sort et l’allocation des pertes relève exclusivement du ressort d’une loi de résolution bancaire, prioritaire. Cette adoption donnerait au « comité » chargé de la mettre en œuvre un pouvoir discrétionnaire ouvrant la voie à la discrimination entre les déposants autorisés à accéder à leur épargne en devises et les autres. Elle maintiendrait les banques dans leur statut de « zombies », incapables de financer l’économie, tout en les protégeant de toute poursuite judiciaire alors qu’elles sont en défaut de paiement depuis bientôt trois ans.


Elle transformerait l’économie libanaise en économie contrôlée, sans horizon de retour aux règles du marché, consacrant de facto la mainmise de puissants réseaux qui ont asservi l’administration à leur seul bénéfice. Car contrôler les mouvements de capitaux suppose de contrôler l’ensemble des transactions avec l’extérieur, et non pas seulement les transferts et les retraits bancaires. En confiant cette mission à un comité sous l’autorité du gouverneur de la BDL (selon l’amendement proposé par le vice-président de la Chambre Élias Bou Saab), le projet de loi perpétue le caractère arbitraire du système en place, alors qu’il appartient au gouvernement de décider, et de justifier de façon transparente, quelles transactions et importations sont autorisées – en fonction d’une vision stratégique des intérêts économiques et sociaux à préserver. De fait, les restrictions sont censées être provisoires, le temps que des politiques structurelles fassent leur effet.

Enfin, en l’état, le projet de loi achèverait de transformer l’économie libanaise en économie du « cash » et de l’informalité, entravant pour longtemps toute possibilité de reprise fondée sur les exportations d’un secteur privé compétitif.


Efficacité douteuse

Le Liban a aujourd’hui besoin d’une loi de contrôle des capitaux pour deux raisons principales : réguler les modalités d’utilisation des actifs en devises restant dans l’économie, principalement logés à la BDL ; et déterminer l’usage qui sera fait des liquidités en devises injectées dans le pays dans le cadre d’un programme du FMI (prêts bilatéraux, multilatéraux, Banque mondiale, etc.). L’objectif des restrictions exceptionnelles est d’éviter d’accentuer le creusement incontrôlé du déficit de la balance des paiements et de contribuer à stabiliser le taux de change tout en s’assurant de l’orientation efficace des précieuses liquidités injectées dans l’économie afin qu’elles servent exclusivement à son redémarrage.


Or, d’un point de vue macroéconomique, en l’absence de projections crédibles, il est impossible de mesurer si les restrictions à venir dans le cadre de ce projet de loi seront plus ou moins fortes que les mesures informelles actuelles et quel sera leur impact sur la balance des paiements et le taux de change.


Plusieurs facteurs permettent de douter de l’efficacité des mécanismes proposés en l’absence de vision stratégique globale et de confiance dans des institutions étatiques transparentes. C’est notamment le cas pour le contrôle des devises effectivement allouées à des opérations de commerce extérieur, étant donné la pratique généralisée des fausses factures. Même les limites imposées aux opérations bancaires risquent de ne pas être effectives du fait de l’hérésie de la consécration de la distinction entre dollars « frais » et « lollars », avec pour résultat probable une poursuite des sorties de devises.


Le texte institutionnalise aussi le recours à la plateforme Sayrafa qui n’a aucune base légale. Ce choix signe en creux le renoncement à l’unification des taux de change, pourtant considérée comme un objectif prioritaire dans l’accord préliminaire avec le FMI. Il ouvre la voie à une explosion de l’informalité du fait, par exemple, de l’interdiction officielle des opérations de change en dehors de cette plateforme gérée de façon opaque par la BDL (qui est déjà incapable de satisfaire la demande du marché). Ce projet de loi pourrait donc accentuer les pressions sur le marché des changes et entretenir l’inflation, soit l’inverse de sa fonction essentielle.


La seule urgence qui vaille est celle de la mise en œuvre d’un plan global de sortie de crise fondé sur un nouveau modèle économique et social. Le pouvoir n’a cessé de jouer la montre tout en prétendant vouloir un tel plan. Septembre sonnera l’heure de vérité, car la quasi-totalité des engagements envers le FMI en vue d’un programme sur trois ans n’ont pas été respectés. Et c’est une nouvelle phase de la crise, plus aiguë encore, qui se profile.


Directrice des politiques publiques de l’ONG Kulluna Irada.


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