Près de 40 mois après la cessation de paiement des banques libanaises et l’éclatement au grand jour de l’une des crises économiques et financières les plus graves de l’histoire mondiale, personne n’en a encore assumé la responsabilité. Pas un responsable politique, pas un fonctionnaire, pas un banquier, ni, bien sûr, le gouverneur de la Banque centrale (BDL) Riad Salamé, dont le mandat est pourtant précisément de veiller à la bonne santé du secteur bancaire et à la stabilité de la monnaie. Tous ceux qui détiennent le pouvoir depuis trois décennies – certes à des degrés divers – sont encore aux commandes.
Cette impunité est consubstantielle au régime qui gouverne le Liban depuis la fin de la guerre et dont le premier acte majeur a été de voter l’amnistie des crimes de guerre. Mués en faiseurs de lois, les chefs de milice, associés aux affairistes de tout poil, se sont octroyé carte blanche pour gérer les ressources de tout un pays, y compris l’épargne de sa diaspora. Le résultat est une perte colossale – d’une ampleur unique au monde – imposée aux épargnants, et à la société libanaise en général.
Échapper à toute responsabilité
Cela fait plus de trois ans que les promesses de réforme n’ont qu’un objectif, gagner du temps et échapper à toute responsabilité. La conclusion en avril dernier d’un accord technique avec le Fonds monétaire international n’échappe pas à la règle. Le caractère « délibéré » de l’inaction a été justement mis en évidence par la Banque mondiale. La mafiocratie qui gouverne le Liban en dehors du paravent institutionnel ne pourra jamais faire face à ceux qu’elle a spoliés, car cela signerait sa condamnation. Elle choisit donc la fuite en avant quel qu’en soit le coût pour la société. En prenant garde de perpétuer sa légitimité externe – d’où l’organisation des élections législatives – et de ménager ses soutiens internes. De fait, en contrepartie de pertes colossales, le Liban a aussi été le théâtre de transferts massifs de richesses au cours des trente – et aussi des trois – dernières années. Des gains substantiels ont été alloués, dans des proportions diverses, aux piliers du système de pouvoir. On ne comprendrait pas sinon la pérennité de ce dernier. À ce jour encore, tandis que certains Libanais sont désormais obligés d’acheter du riz au verre, d’autres s’enrichissent sans risque grâce aux différentes ingénieries monétaires dont le gouverneur de la BDL continue d’être le grand ordonnateur à coups de circulaires dénuées de toute légitimité démocratique. La question de la restructuration du secteur bancaire cristallise depuis trois ans tous les débats. Elle est de fait indispensable pour permettre le redémarrage de l’économie. Il n’y aura pas de politique monétaire et budgétaire possible – les deux piliers de l’action publique – sans assainissement de la BDL. Il n’y aura pas d’investissement privé, clé de la relance, sans crédit bancaire. Il faut cependant comprendre pourquoi cette restructuration n’a pas eu lieu depuis plus de trois ans. Et pourquoi tous les projets de lois qui prétendent s’inscrire sous cette appellation ont deux objectifs principaux aux antipodes des nôtres. Le premier est d’échapper à toute responsabilité. Le deuxième est de protéger les intérêts financiers et patrimoniaux d’un nombre très réduit de personnes, quitte à décupler les pertes subies par l’écrasante majorité des déposants, et des Libanais en général.
Le projet de loi de contrôle des capitaux en est un exemple flagrant. Derrière l’objectif affiché, qui aurait dû être mis en œuvre dès 2019, les différents textes à l’étude n’ont qu’une visée, celle de protéger les banques de toute poursuite judiciaire. Le projet de loi de rééquilibrage du système financier, soumis récemment en commission parlementaire, en est une autre illustration. Au-delà de son titre, ce texte, qui prétend organiser l’allocation des pertes, ne comporte aucun chiffre ou ordre de grandeur au-delà de la recapitalisation de la BDL à hauteur de 2,5 milliards de dollars - une estimation qui date d’il y a un an, et est déconnectée de toute projection budgétaire, financière ou macroéconomique. De même, la prétention de protéger les épargnants à hauteur de 100 000 dollars n’est étayée par rien. En revanche, le texte cite le transfert à un fonds « de restitution des dépôts », à l’appellation mensongère et trompeuse, la grande majorité des passifs bancaires, dédouanant de ce fait les banques de leur responsabilité.
Les véritables « droits des déposants »
Trois ans après la crise, on en est encore à invoquer le droit des déposants comme paravent pour éviter de rendre le moindre des comptes, alors qu’est mise en œuvre une politique de « lirification » des dépôts qui, de facto, leur impose des « haircuts » massifs de façon discrétionnaire et arbitraire. Le premier droit des déposants, inscrit dans la loi, est de poursuivre en justice la banque qui n’honore pas sa créance : dans toute faillite, il y a des règles, et le capital des actionnaires est mobilisé en premier. Ce qui se passe est l’exact inverse.
Les déposants ont aussi le droit de demander que lumière soit faite sur toutes les transactions postérieures au 17 octobre 2019, car ils ne sont pas logés à la même enseigne.
Le premier droit des déposants, et celui des Libanais en général, qui ont été spoliés et continuent de l’être jour après jour, est de demander des comptes. Les niveaux de responsabilité sont clairs et distincts. Il y a celle des conseils d’administration, des actionnaires majoritaires, des directeurs exécutifs et des auditeurs des banques. Il y a celle du gouverneur de la BDL, tout à la fois autorité monétaire, autorité de contrôle et de régulation du secteur, mais aussi autorité judiciaire pour tous les crimes financiers. Il y a, enfin, celle des détenteurs des pouvoirs législatif et exécutif dépositaires de l’argent public et de l’intérêt général. Tous assument la responsabilité politique de cette monumentale faillite. Chacun doit aussi mettre en jeu sa responsabilité pénale tant sont nombreux et systématiques les soupçons de délit d’initié, d’enrichissement personnel, d’abus de biens sociaux, de détournement de fonds publics, de blanchiment d’argent, etc.
Cinq exigences
Rétablir l’État de droit c’est, rétablir le principe de justice. Trois décennies après l’amnistie des crimes de guerre; alors que les assassinats politiques restent impunis et que l’enquête surla double explosion au port de Beyrouth est délibérément entravée, nous nous engageons à combattre toute velléité d’absoudre les responsables de la tragédie économique imposée aux Libanais. C’est pourquoi nous faisons du refus d’une nouvelle amnistie la pierre angulaire de notre approche de la restructuration du secteur financier qui préfigure le modèle économique et social du Liban dans les prochaines années. Ce processus de restructuration bancaire doit reposer sur cinq principes essentiels.
La première exigence est d’inscrire dans la loi de résolution bancaire la levée du secret bancaire de façon nominative afin de permettre l’audit de tous les comptes au-delà d’un certain montant et de déterminer lesquels sont prioritaires dans l’ordre des créances. Le critère d’éligibilité proposé par les autorités fondé sur la date de conversion des livres libanaises en dollars (postérieure à octobre 2019) n’a aucun fondement légal et son objectif explicite est de réduire de façon arbitraire les passifs des banques. Il faut lui substituer une méthode fondée sur la protection des caisses mutuelles et de retraite des ordres professionnels, des universités, etc., ainsi que la vérification de l’origine des fonds de tous les comptes au-delà d’un certain seuil. Cela suppose de faire le tri entre dépôts « légitimes » et dépôts « illégitimes » issus des actes de corruption, de blanchiment d’argent, d’évasion fiscale, de détournement de fonds et autres actes répréhensibles incriminés ou sanctionnés par les lois en vigueur. Cela diminuera à concurrence due les passifs. De même qu’il faut procéder à l’audit des comptes des agents publics soumis à l’obligation de déclarer leur situation financière en vertu de la loi sur l’enrichissement illicite. L’opération sera certes un peu longue, mais facilitée par l’extrême concentration des dépôts bancaires. Avant 2019, près de la moitié des dépôts appartenaient à moins de 1 % des déposants (22 700 comptes sur 2,7 millions). En tout état de cause, l’audit ne concernera donc qu’un nombre limité de comptes
Il faut, en deuxième lieu, parachever l’exécution de l’audit juricomptable de la BDL confié à Alvarez & Marsal, et en publier les résultats ainsi que son audit financier confié à Oliver Wyman. Afin d’avoir une image sincère de la valorisation exacte des actifs du secteur, ces audits doivent être complétés par ceux des banques, à commencer par les 14 plus grandes qui concentrent l’essentiel des dépôts. À ce jour, aucune société n’a été chargée de ce travail. Ces audits doivent en outre intégrer deux objectifs spécifiques : retracer toutes les transactions réalisées depuis octobre 2019, d’une part, et, de l’autre, les intérêts manifestement excessifs, les dividendes et les bonus versés depuis au moins 2015, voire 2011. De fait, il n’y a pas d’allocation possible des pertes sans un rencesement préalable des ressources disponibles.
Troisièmement, il est impensable de confier la responsabilité de la restructuration du secteur à la personne qui a concentré tous les pouvoirs de régulation et de contrôle au cours des 30 dernières années. Nous refusons aussi catégoriquement la reconduction du mandat de Riad Salamé, qui aurait dû être destitué pour manquement à ses devoirs ou pour faute grave, et dont l’évocation même témoigne de l’enracinement du sentiment d’impunité dans le système. Seule une autorité véritablement indépendante est en mesure de piloter la restructuration. L’avenir du secteur dépend donc d’une refonte du code de la monnaie et du crédit afin de mettre un terme à la concentration de tous les pouvoirs aux mains du gouverneur de la BDL, ainsi qu’aux conflits d’intérêts subséquents entre les missions de régulation et de contrôle, d’une part, et les objectifs de politique monétaire, de l’autre.
Quatrièmement, si les actionnaires actuels des banques pourront garder le contrôle de leurs établissements dès lors qu’ils procèdent aux recapitalisations nécessaires, ils doivent au préalable se soumettre à des investigations et au gel de leurs actifs afin de vérifier qu’ils n’ont pas contrevenu à leurs obligations légales et prudentielles. C’est le droit en vigueur au Liban, et les dispositions de la loi n° 2/67 (dite « Intra ») auraient dû être appliquées par les tribunaux dès la cessation de paiement (effective depuis octobre 2019) afin de protéger réellement les créanciers, au premier rang desquels les déposants.
Enfin, cinquième et dernier engagement : tenir les autorités politiques et administratives responsables de leurs actes. Cela suppose avant tout d’adopter les deux propositions de lois sur l’indépendance de la justice civile et pénale et de la justice administrative de manière à respecter effectivement les normes internationales en la matière. Cela suppose aussi d’activer l’Autorité nationale de lutte contre la corruption, dont la première mission est de vérifier les déclarations faites par les agents publics concernant leurs patrimoines. Cela suppose en outre d’initier des contrôles fiscaux et judiciaires sur tous les marchés publics conclus entre les administrations et les personnes physiques et morales pour détecter tout gaspillage ou toute fraude. Cela suppose enfin d’activer les organes de contrôle, tels que la Cour des compte ou l’Inspection centrale, et de leur donner les moyens d’accomplir leur mission en toute liberté.
Mettre fin à la culture d’impunité passe par la réhabilitation du corps judiciaire qui pourra notamment mettre en œuvre le plan de lutte contre la corruption et de restitution des biens mal acquis approuvé par le gouvernement libanais en 2020. L’objectif est d’établir des responsabilités, mais aussi de mettre en œuvre un processus pour récupérer les fonds mal acquis afin qu’ils abondent un fonds d’indemnisation des déposants.
Signataires : Aldic, Kulluna Irada, Legal Agenda, l’Observatoire des droits des déposants du Barreau de Beyrouth, l’Observatoire de la fonction publique et de la bonne gouvernance de l’Université Saint-Joseph.
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